AMOR FATI, ESAV MARRAKECH
SCENOGRAPHY
AMOR FATI
Toucher le Temps
C’est à Turin, devant un cheval battu jusqu’au sang par son maître que Nietzsche s’effondre, en pleine rue. On raconte qu’à partir de ce moment-là, il perdit la raison. Cette expérience de l’effondrement, cette sensation si palpable de ne pas voir le sol se dérober sous ses pieds mais de ressentir intérieurement s’ouvrir un abîme, ne les a-t-on pas toutes croisées un jour ? En soi ou chez nos semblables, si un simulacre d’empathie nous autorise encore à nous penser humain, trop humain, aurait écrit le philosophe. Sans doute importe-t-il peu de savoir les conditions dans lesquelles Zineb Andress Arraki aurait pu perdre la vue. Pour une photographe, cette hypothèse seule suffit à perdre pied, à chanceler. Les images déjà affluent qui voient la Terre nous engloutir, trembler, mais ce ne sont que des images mentales à travers lesquelles se révèle le fonctionnement réel de notre pensée ; toujours inquiète, aux abois, prête à en découdre avec le réel et se réfugiant – protection ultime, ruse, mauvaise foi ? – dans l’exercice débridé de l’imagination. Peut-être que ce que nous continuons d’appeler art est ce refuge dans l’imaginaire, ce cocon fragile que nous voyons déjà chrysalide ; une rampe de papillons illusoires qui nous aveugle dans la beauté de son irradiation et nous émeut dans la promesse de sa disparition. Une étincelle. L’expérience dont nous parlons est aux antipodes de ce jeu plus ou moins savant avec nos images mentales ; ses signifiés, ses signifiants. Elle est à la fois confrontation avec ce que faute de mieux on appellera le néant et découverte ô combien sensible des lois de la pesanteur.
Et pourtant elle tourne, aurait pu s’écrier Nietzsche après Galilée, et peut-être avant les frères Lumière s’émerveillant de leur découverte ! Si le sol se dérobe sous nos pieds, c’est bien la preuve que la Terre tourne sur elle-même indéfiniment. Il ne faut pas aller chercher plus loin, me semble-t-il, l’origine de cet éternel retour dont parle le philosophe. À une nuance près, ce qui tourne, ce sont aussi les vexations quotidiennes, les petits meurtres entre amis, les plus petites bassesses possibles ; en un mot, l’expérience de la perte et de la disparition. À hauteur d’homme, perdre confiance en soi, perdre un ami ou un parent, perdre la vue ou la raison, n’est-ce pas la découverte que la vie jamais ne cesse, que la mort n’est rien d’autre qu’une étape d’un cycle qui nous échappe au moment même où il nous effleure. Et quand il croit saisir / Son bonheur il le broie / Sa vie est un étrange / Et douloureux divorce, écrivait un poète. Et c’est ce saisissement que nous aimerions vous faire ressentir. Une caresse de vent, une pluie légère, un sanglot. Un souffle amical, une main amoureuse, un baiser. Une main sur l’épaule, un silence partagé, un sourire. Et le cycle des saisons que Zineb Andress Arraki dit avoir redécouvert en partie lors de sa résidence en Suisse. Connaît-encore ces lentes transformations qui font les feuilles tomber, les graines germer, les fleurs faner et les bourgeons geler ? Ces mêmes infimes variations vous font aimer et détester, craindre et espérer, vous abattre sur vous-même ou vous arracher de la pesanteur du quotidien. Dans l’acte même de regarder ou d’écouter, ne devrait-on pas commencer par retrouver ce jeu des transformations invisibles et silencieuses ? C’était, me semble-t-il, le conseil que se donnait à lui-même Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe : Sois sûr d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et par le silence. Soyez-sûres que ce qui se communique trop vite est l’opposé de l’immobilité et du silence. Et si l’on faisait un pas de côté ?
Amor fati, nous enjoint Zineb Andress Arraki, marchant sur les pas de Nietzsche. Mais derrière l’injonction apparente d’accepter ce qui est nécessaire se cache aussi une invitation à aimer ce qui ne peut pas ne pas être. Par anti-idéalisme, pour reprendre les mots du philosophe, on s’obligera à observer l’infiniment petit, la lente disparition de ce qui bientôt ne sera plus. Cela nécessitera de s’adapter à une temporalité plus lente, plus introspective, en accord avec la façon dont à chaque instant vibre le monde. Cette vibration a une teinte en laquelle s’annulent toutes les couleurs : le blanc ; un état transitoire en lequel s’annuleraient toutes les formes : le dégel ou la décristallisation. Pour qui accepte – et ces coups du sort n’ont rien à voir avec ce que nous appelons des opportunités –, de frôler la mort en vie, la nature apparaîtra sous son vrai jour. L’expérience photographique, lorsqu’elle se situe à cette hauteur tout autant insoutenable qu’extatique, devient alors ce qu’elle ne devrait jamais cesser d’être : une renaissance douloureuse, une éclosion tragique. Contrairement aux idées préconçues, la photographie ne capture pas l’instant, elle le libère du joug des contingences. Elle l’affranchit du regard que nous pensons porter sur le monde pour nous donner à en ressentir à la fois le vide et le plein, dans une interaction continue.
Un mot pour finir de l’écriture braille à laquelle Zineb Andress Arraki pensait de prime abord avoir recours pour accompagner les photographies de l’exposition. Un mot de ce renoncement que l’artiste visuelle explique en raison du fait que cette écriture ne lui appartiendrait pas. Il y a dans cet abandon toute la sagesse d’une leçon de vie, toute la force d’une éthique personnelle. J’y perçois aussi un non-dit qui, avouons-le, me bouleverse concernant la nature même de l’image. Celle-ci serait faite littéralement pour nous toucher, pour être tactilement ressentie. Pour nous poindre, aurait écrit Roland Barthes. On ne saurait trop conseiller aux visiteurs de prendre le temps de s’approcher du travail qui aujourd’hui leur est donné à percevoir, mais aussi à entendre, toucher, goûter, en gardant à l’esprit que le renoncement pourrait être parfois la voie d’accès à une sérénité intérieure si précieuse. La main du Temps.
Olivier Rachet